«Je ne veux pas gagner ma vie, je l’ai.» Boris Vian, L'écume des jours

5/11/2014

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L'île d'Hélène n'était pas qu'un paradis pour gauchers; c'était surtout un extraordinaire laboratoire de l'art d'aimer. Il n'était pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d'activité qui ne fût empreint de cette quête, revisité à l'aune de leur exigence: l'architecture bizarre des bâtiments, le calendrier inédit qui rythmait leur existence, l'ensemble de leurs rites étranges et divertissants, de leurs fêtes, l'éducation ahurissante dispensée aux enfants, leurs choix économiques, leur façon de parler français, de se rencontrer, de se cocufier, d'accueillir ou de refuser les progrès techniques, que sais-je encore? Tout s'intégrait dans un mode de vie surprenant qui ne relevait guère de la société commerçante que nous connaissons en Europe.
Dans cet univers protégé des croyances malignes des droitiers, la réussite se mesurait à la capacité d'aimer. Explorer toutes les facettes et tous les pièges du coeur humain était la grande, l'unique affaire de ce petit peuple de Gauchers; tout concourait à l'exercice de cette passion, sans que rien fût jamais fixé définitivement. A en croire la liasse de documents légués par lady Brakesbury, cette terre australe était bien l'endroit du monde où l'on trouvait les rapports les plus tendres entre les hommes et les femmes.
L'expression que les Gauchers employaient à l'époque pour désigner ceux qui vivaient au-delà de la ligne d'horizon - le reste de l'humanité - est d'ailleurs significatives: les Mal-Aimés. Par-delà le vaste océan Pacifique se trouvait selon eux le monde sans féerie des droitiers, là où vivaient les peuples qui subissent la lente détérioration de leurs amours. 

Alexandre Jardin, L'île des Gauchers, 1995

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