«Je ne veux pas gagner ma vie, je l’ai.» Boris Vian, L'écume des jours

2/25/2013

entre deux

Le casque de Damien Jalet après son solo Venari, © F. Freitag
" Je conçois la danse comme un art très ancien, plus ancien que toute référence académique ou foklorique à laquelle elle est très souvent associée, un art premier, antique au sens archaïque du terme."
                                                                           Entretien avec Damien Jalet dans le dépliant du spectacle au Louvre

A ma gauche "Apollon poursuivant Daphné", à ma droite "Psyché ranimé par le baiser da l'Amour". On se trouve dans la partie Richelieu du Louvre, où Damien Jalet, collaborateur de Sidi Larbi Cherkaoui, investit les lieux pour un parcours chorégraphiques nocturnes. Le spectateur déambule dans l'immensité et l'intensité du marbre des Cours Marly et Puget, où se trouve le département des Sculptures, de la Cour Khorsabad du département des Antiquités orientales et des Fossés du Louvre médiéval. 9 performances s'y feront en alternance et Jalet tente d'y réveiller les sculptures et leur mythe, d'installer un dialogue entre danseurs métamorphosés et oeuvres, une chorégraphie qui sert de porte d'entrée, "d'intermédiaires" entre les mondes qui se mélangent. L'histoire mythologique nous touche à travers les corps dansants et nous absorbe (comme on me dit), jusqu'à ne plus savoir si c'est notre histoire ou la leur qu'on voit et vit.
En arrivant on s'adapte aux flux des passants et et se dirige automatiquement vers une "scène" improvisée, visible par les instruments et les installations sonores autour. On attend Les méduses, les nymphes de Marly. Mais contrairement à l'attente, c'est derrière nous que les sculptures prennent vie en premier et trois hommes sur une estale, trio inspiré du mythe de Thésée, se mettent en mouvement. Trois hommes qui en forment qu'un, tous vetus en partie d'une combinaison légérement déroutante en latex noir (une impression de catwoman vient déranger l'imaginaire). Le premier forme les jambes, ensuite le torse et un troisième, jouvenceau au cheuveux bouclés, la tête. L'hybridation des trois corps, 6 bras, est bien à l'image du langage chorégraphique de Jalet/Cherkaoui. Ce qu'on voit, c'est l'incarnation de Dédale, l'homme "et sa part animale".
Dédale, Chorégraphie Damien Jalet, Louvre 22 février 2013, © F. Freitag
Ensuite arrivent les trois danseuses/méduses, torses nues, portant une sorte de haut effiloché, des bandes blanches volants autour du corps. Leur danse est rythmique, saccadé et complexe, minutieusement accordé à l'effroi que leur regard transmet, accompagnées par une composition tout aussi (glacialement) brisante et polyphone.
Les Méduses, Chorégraphie Damien Jalet, Louvre 22 février 2013, © F. Freitag
La relation danse & sculpture pour Damien Jalet est évidente. Il voit "la danse comme un art sculpturale et la sculpture comme un art chorégraphique. D'un côté le mouvement se fige dans la pierre, de l'autre il traverse la peau, les muscles, les os." Un mouvement qui est toujours là sans l'être réellement, le fantôme du pathos d'Aby Warburg, car la gestuelle des sculptures, les sentiments qu'ils évoquent sont universelles, ainsi les danseurs sont les parfaites clés d'entrées aux sentiments des Dianes, Daphnes et Cybèles. On voit ce qu'on voit et on se voit nous même aussi, comme quand Damien Jalet même interprête l'être chassé et le chasseur en une personne. 
Sans le vouloir, cette chasse noble, "Venari", commence déjà avant que Jalet entre en scène, soit disant "en coulisse", où le spectateur traque l'animal danseur par ses moyens technologiques, une chasse moderne à l'homme.
Chasseur chassé © T. E.
Sin, Chorégraphie Damien Jalet, Louvre 22 février 2013, © F. Freitag 
Une des performances les plus impressionnantes étaient Sin, issu de la pièce Babel (words), née de la collaboration Jalet et  Cherkaoui. On se trouve au milieu de la Cour Puget, les arbres et l'espace vide au milieu donne une impression de place de village grecque, on sent la chaleur, l'émotion. Un couple entre en scène où se trouve déjà un chanteur et un joueur de flute indienne. Le couple est torse nue, Jalet met constamment notre corps en relation avec les corps marbrés autour, la femme se trouve derrière l'homme qui commence par une série de mouvements rapides, comme si il se donnait des ordres à lui même. Puis la femme, toujours derrière lui, couvre son corps de ses mains, lui tire la bouche, cause une douleur visible. Elle grimpe sur lui, il la tourne, la laisse presque tomber, mais elle ne touchera pas le sol une seule fois. Au contraire, c'est comme si elle rebondissait sur lui et glissait sur sa peau. Sin met en scène le "couple primordial", le rapport de pouvoir entre deux êtres qui veulent être unifiés, mais seront quand même séparés, qu'ils le veuillent ou non.
La mort mettra fin à Sin, c'est elle qui survit. Elle danse une victoire et pleure quand même l'autre perdu.
Sin, Chorégraphie Damien Jalet, Louvre 22 février 2013, © F. Freitag 
L'émotion des corps se transmet, nous traverse également et au final gagne non seulement notre esprit, mais aussi, par le rythme, absorbe notre corps. Dans la Cour Khorsabad Jalet installe une danse de groupe inspiré du "dikhr", rituel soufi hypnotique. Un rituel que déjà Akram Khan a utilisé pour son époustouflant Vertical RoadUn jeune danseur vient s'accroupir entres les vestiges du palais du rois Sargon II. Il émet un bruit de respiration fort et profonds (c'est le mot "Allah" qui est répété au rythme de la respiration), à répétition et de plus en plus rapide. Une fille le rejoint, puis une autres, jusqu'à ce qu'ils sont dix danseurs qui se relèvent, crient, retombent par terre comme si ils étaient en lutte contre la gravitaion, mais comme dans Vertical Road le sol ne leur fait aucun mal, il les rattrapent. Le rituel du "dikhr" est sensé être "un remède a un envoutement" et c'est bien l'impression que les danseurs donnent, ensorcelés par une force supérieur, leur ordonnant les mouvements qui prennent possession de leur corps et de notre corps et qui au final vont nous libérer de tous ce qui nous pèsent. 


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